Dans cette série, je m’intéresse à l’épistémologie de la pensée politique. J’entends ici par épistémologie la théorie de la connaissance de manière générale, c’est-à-dire pas seulement la connaissance scientifique mais la connaissance du monde, plus généralement. Dans la pensée politique, il y a bien sûr un aspect normatif (comment la société devrait être organisée et dans quel but) mais cette normativité prend toujours appui sur une théorie du monde : comment fonctionnent la société, l’économie, les structures de pouvoir. Elle inclut également toujours un certain nombre de présupposés sur la psychologie humaine. Par exemple, selon une théorie typiquement associée à la droite conservatrice, l’homme est un loup pour l’homme (Hobbes) ; il s’ensuit que des institutions doivent être créées pour protéger l’homme de ses congénères. Une variante (droite libérale) est que l’homme cherche avant tout à maximiser à son intérêt personnel ; il s’ensuit que les institutions sociales doivent être organisées de façon à ce que l’intérêt personnel coïncide avec l’intérêt collectif. Selon une autre théorie ancrée à gauche, l’homme est naturellement altruiste (Rousseau) ; il s’ensuit que la société doit être organisée pour faciliter la coopération entre les hommes (avec bien sûr de nombreuses variantes ; anarchismes, communismes, etc).
Ainsi les doctrines politiques sont en grande partie déterminées par des théories sous-jacentes de l’homme et du monde. Par conséquent, les désaccords politiques sont très souvent liés à des désaccords sur ces théories et se manifestent donc sur le plan épistémologique. Par exemple, les discours de droite tendent à se présenter comme « réalistes » ; la droite libérale comme « rationnelle » ; par opposition à une gauche qui serait « utopiste ». En utilisant ces mots, on se place non sur le plan de la finalité politique mais sur celui de la connaissance : on admet que la finalité des systèmes politiques critiqués est louable, mais on prétend qu’ils reposent sur une vision fausse de la façon dont le monde fonctionne. C’est donc réellement sur la connaissance que porte le jugement, sur la validité empirique des théories sous-jacentes.
Le système politique néolibéral, par exemple (habituellement classé au centre droit), refuse généralement l’appellation « néolibéral », pourquoi ? Parce que ses partisans ne pensent pas suivre une doctrine particulière, mais simplement exprimer ce qui est rationnel, « logique ». D’un point de vue épistémologique, cette posture est critiquable, puisque la logique s’exprime dans un cadre formel, et donc dans un modèle particulier. Autrement dit, la rationalité s’exerce au sein d’une théorie particulière du monde, ce qui fait que deux discours contradictoires peuvent être rationnels, mais relatifs à des théories différentes. Par exemple, les discours Keynésiens et néoclassiques sont deux discours rationnels contradictoires, parce qu’ils reposent sur des modèles différents. Conformément à cette posture rationaliste, la pensée néolibérale ou néoclassique repose largement sur une connaissance mathématisée, c’est-à-dire dont les questions portent sur des aspects formels plutôt que sur la validité empirique du modèle sous-jacent (comme le concept de l’agent rationnel). La théorie tend par conséquent à ignorer les champs du savoir permettant de questionner empiriquement les modèles socio-économiques, tels que l’histoire, la sociologie, l’anthropologie. On peut donc formuler une critique épistémologique de cette pensée politique.
De manière symétrique, le discours de gauche tend à dépeindre la pensée politique de droite comme la manifestation sournoise de mauvaises intentions. Par exemple, le discours économique de droite tend à promouvoir la réduction de l’impôt, en particulier sur les plus riches. Ceci est vu par la critique de gauche comme la défense des intérêts d’une classe dominante. Pourquoi ? Encore une fois, on peut analyser la question sous l’angle épistémologique. Selon les théories de gauche, l’impôt est ce qui permet de répartir équitablement les richesses. Par conséquent, une mesure tendant à réduire l’impôt favorise les classes riches de la population. Il s’ensuit qu’un système politique qui promeut cette mesure doit avoir pour but de favoriser ces classes. Il s’agit encore une fois de la simple expression de la rationalité au sein d’un cadre théorique. On a donc dans le discours néolibéral et dans sa critique deux discours rationnels au sein de cadres théoriques différents.
Ce dernier exemple soulève un autre point épistémologique intéressant, qui est la façon dont les partisans d’une théorie jugent ceux d’une autre théorie. On voit dans cet exemple l’opposition de deux mépris : le néolibéral considère son critique comme idiot (irrationnel) ; le critique considère le néolibéral comme égoïste et de mauvaise foi. Dans les deux cas, le partisan juge son adversaire en utilisant son propre cadre théorique, c’est-à-dire comme si l’adversaire utilisait le même cadre théorique. En effet, le néolibéral juge son critique idiot, parce que ce critique serait effectivement idiot s’il adoptait le cadre théorique néolibéral mais n’en tirait pas les conclusions logiques (d’où le discours récurrent des gouvernants face à leur opposition qu’il faut « faire de la pédagogie », ce qui est perçu à juste titre comme du mépris). De même, l’opposant juge le néolibéral de mauvaise foi, c’est-à-dire qu’il considère que celui-ci est tout à fait conscient que ses propositions politiques favorisent la classe dominante. Or ceci suppose qu’il a adopté le cadre théorique alternatif de l’opposant. Dans les deux cas donc, chacun semble négliger la possibilité que son propre cadre de pensée est une théorie dont il est convaincu, et non une vérité évidente et universelle. Il en résulte une critique relativement stérile, en cela qu’elle ne porte pas sur les fondements (notamment empiriques) des théories en compétition mais sur les supposées compétences des interlocuteurs d’un côté (arguments d’autorité) et sur les intérêts personnels ou de classe de l’autre (invectives).
On touche ici à deux points distincts. D’une part, au statut épistémologique des théories (est-ce qu’elles se valent toutes et ne sont que des points de vue ? ou peut-on les juger empiriquement ou théoriquement ?). Sur ce point, on peut s’appuyer sur une riche littérature en philosophie des sciences. D’autre part, à la psychologie des croyances : qu’est-ce qui fait que l’on croit à certaines théories plutôt qu’à d’autres, et qu’éventuellement on change d’avis ? Sur ce deuxième point, on peut s’appuyer également sur une riche littérature en psychologie sociale, comme la théorie de la dissonance cognitive dont je parlerai dans un prochain texte. Celle-ci propose que l’on cherche à rendre nos actes et nos croyances cohérents non seulement en agissant conformément à nos croyances, mais également dans de nombreux cas en adaptant nos croyances à nos actes (entre autres). Par exemple, une personne qui gagne beaucoup d’argent peut se convaincre qu’un système politique qui favorise l’inégalité est plus efficace. Ceci explique l’alignement entre catégories sociologiques et croyances politiques, qui est plus satisfaisante que la théorie de la mauvaise foi. Ce n’est effectivement pas un hasard si les classes supérieures tendent à adopter une théorie qui justifie leur position sociale (e.g. la théorie néolibérale), mais cela ne veut pas dire pour autant que cette adoption est cynique. Au contraire, ces croyances sont sincères. Simplement, différentes catégories sociologiques et culturelles sont plus ou moins susceptibles d’adopter différentes croyances.
Dans cette série, je compte donc développer une critique épistémologique du discours politique.