Un récent article du Monde alerte sur un phénomène qui prend de l’ampleur dans l’édition scientifique : les revues prédatrices (voir aussi l’éditorial). Il s’agit d’éditeurs commerciaux qui publient des articles scientifiques en ligne, contre rémunération, sans aucune éthique scientifique, en particulier en acceptant tous les articles sans qu’ils soient revus par des pairs. De manière similaire, les fausses conférences se multiplient ; des entreprises organisent des conférences scientifiques dans un but purement commercial, sans se soucier de la qualité scientifique.
En réaction, certaines institutions commencent à monter des « listes blanches » de journaux à éviter. C’est compréhensible, puisque le phénomène a un coût important. Mais la réponse néglige le problème fondamental. Il faut se rendre à l’évidence : l’éthique commerciale (recherche du profit) n’est pas compatible avec l’éthique scientifique (recherche de la vérité). Les entreprises dont on parle ne sont pas illégales, à ma connaissance. Elles organisent des conférences qui sont réelles ; elles publient des journaux qui sont réels. Simplement, elles ne se soucient pas de la qualité scientifique, mais de leur profit. On considère cela comme immoral ; mais une entreprise commerciale n’a pas de dimension morale, il s’agit simplement d’une organisation dont le but est de générer du profit. On ne peut s’attendre à ce que les intérêts commerciaux correspondent comme par magie exactement aux intérêts scientifiques.
- Le problème de l’édition commerciale
Ceci est vrai aux deux extrémités du spectre de la publication académique : pour les journaux prédateurs comme pour les journaux prestigieux. L’article parle de « fausse science » ; mais la plupart des cas de fraude scientifique ont été révélés dans des journaux prestigieux, pas dans des journaux prédateurs – qui de toutes façons ne sont pas lus par la communauté scientifique (voir par exemple Brembs (2018) pour le lien entre qualité méthodologique et prestige du journal). Pour les journaux commerciaux prestigieux, la stratégie commerciale des éditeurs est non pas de maximiser le nombre d’articles publiés, mais de maximiser le prestige perçu de ces journaux, qui servent ensuite d’appâts pour vendre les collections de journaux de l’éditeur. Autrement dit, c’est une stratégie de marque. Cela passe notamment par une sélection drastique des articles soumis, opérée par des éditeurs professionnels, c’est-à-dire pas par des scientifiques professionnels, sur la base de l’importance perçue des résultats, poussant ainsi une génération de scientifiques à gonfler les prétentions de leurs articles. Cela passe par la promotion auprès des institutions publiques de métriques douteuses comme le facteur d’impact, et plus généralement la promotion d’une mythologie de la publication prestigieuse, à savoir l’idée fausse et dangereuse qu’un article doit être jugé par le prestige du journal dans lequel il est publié, plutôt que par sa valeur scientifique intrinsèque – qui elle est évaluée par la communauté scientifique, pas par un éditeur commercial, ni même par deux scientifiques anonymes. En proposant d’éditer des listes de mauvais journaux, on ne résout pas le problème car l’on adhère implicitement à cette logique perverse.
Il suffit de regarder les marges dégagées par les grandes multinationales de l’édition scientifique pour comprendre que le modèle commercial n’est pas adapté. Pour Elsevier par exemple, les marges sont de l’ordre de 40%. La simple lecture de ce chiffre devrait nous convaincre immédiatement que l’édition scientifique devrait être gérée par des institutions publiques, du moins non commerciales (par exemple des sociétés savantes, comme c’est le cas d’un certain nombre de journaux). Quel est la justification pour faire appel à un opérateur commercial pour gérer un service public, ou n’importe quel service ? La motivation est que la compétition permet de diminuer les coûts et d’améliorer la qualité. Or si les marges sont de 40%, c’est que visiblement la compétition n’opère pas. Pourquoi ? Simplement parce que lorsqu’un scientifique soumet un article, il ne choisit pas le journal en fonction du prix ni même du service rendu (qui est en réalité essentiellement rendu par des scientifiques bénévoles), mais en fonction de la visibilité et du prestige du journal. Il n’y a donc pas de compétition sur les prix. Le pire qui pourrait arriver pour un éditeur commercial est que les articles scientifiques soient jugés à leur valeur intrinsèque plutôt que par le journal dans lequel ils sont publiés, parce qu’alors ce modèle commercial unique s’effondrerait et les journaux seraient en compétition sur les prix et les services qu’ils doivent fournir, comme n’importe quelle autre entreprise commerciale. C’est le pire qui puisse arriver aux éditeurs commerciaux, et le mieux qui puisse arriver à la communauté scientifique. Voilà pourquoi les intérêts commerciaux et scientifiques sont divergents.
Quoi qu’il en soit, il faut se rendre à l’évidence : des marges aussi énormes signifient que le modèle commercial est inefficace. Il faut donc cesser immédiatement de faire appel à des journaux commerciaux. Ce n’est pas très difficile : les institutions publiques sont tout à fait capables de gérer des journaux scientifiques ; il en existe et depuis longtemps. Un exemple récent est eLife, un des journaux les plus innovants actuellement en biologie. Cela ne devrait pas être très étonnant : le cœur de l’activité des journaux, à savoir la relecture des articles, est déjà faite par des scientifiques, y compris chez les éditeurs commerciaux qui font appel à leurs services gratuitement. Cela ne veut pas dire que l’on ne peut pas faire appel à des entreprises privées pour fournir des services, par exemple héberger des serveurs, gérer les sites web, fournir de l’infrastructure. Mais les journaux ne doivent plus appartenir à des sociétés commerciales, dont l’intérêt est de gérer ces journaux comme des marques. L’éthique scientifique n’est pas compatible avec l’éthique commerciale.
Comment faire ? En réalité c'est assez évident. Il s’agit pour les pouvoirs publics d’annuler la totalité des abonnements aux éditeurs commerciaux et de cesser de payer des droits de publication à ces éditeurs. De nos jours, il n’est pas difficile d’avoir accès à la littérature scientifique sans passer par les journaux (par les prépublications ou ‘preprints’ ou simplement en écrivant aux auteurs qui sont généralement ravis que l’on s’intéresse à leurs travaux). L’argent économisé peut être réinvesti en partie dans l’édition scientifique non commerciale.
- Le mythe de la revue par les pairs
Je veux maintenant en venir à une question d’épistémologie plus subtile mais fondamentale. Quel est au fond le problème des revues prédatrices ? Clairement, il y a le gaspillage d’argent public. Mais l’article du Monde pointe également des problèmes scientifiques, à savoir le fait que de fausses informations sont propagées, sans avoir été vérifiées. L’éditorial parle en effet de ‘la sacro-sainte « revue par les pairs »’, qui n’est pas effectuée par ces revues. Mais est-ce vraiment le problème fondamental ?
L’idée que ce qui fait la valeur d’un article scientifique est qu’il a été validé par la relecture par les pairs avant publication est un mythe tenace mais néanmoins erroné. Cela est faux d’un point de vue empirique, et d’un point de vue théorique.
D’un point de vue empirique, à tout instant, il existe dans la littérature des conclusions contradictoires à propos d’un grand nombre de sujets, publiées dans des revues traditionnelles. Les cas de fraude récents concernent des articles qui ont pourtant subi une relecture par les pairs. Mais c’est le cas aussi d’une quantité beaucoup plus importantes d’articles non frauduleux, mais dont les conclusions ont été contestées par la suite. L’histoire des sciences est remplie de théories scientifiques contradictoires et coexistantes, d’âpres débats entre scientifiques. Ces débats ont lieu, justement, après publication, et le consensus scientifique se forme généralement assez lentement, pratiquement jamais sur la base d’un seul article (voir par exemple Imre Lakatos en philosophie des sciences, ou Thomas Kuhn). Par ailleurs, les résultats scientifiques sont également souvent diffusés dans la communauté scientifique avant publication formelle ; c’est le cas aujourd’hui avec les prépublications (« preprints » en ligne), mais c’était déjà partiellement le cas auparavant avec les conférences. L’article publié reste la référence parce qu’il fournit des détails précis, notamment méthodologiques, mais la contribution des relecteurs sollicités par les journaux n’est dans la plupart des cas pas essentielle, d’autant que celle-ci n’est généralement pas rendue publique.
D’un point de vue théorique, il n’y a aucune raison que la relecture par les pairs « valide » un résultat scientifique. Il n’y a rien de magique dans la revue par les pairs : simplement deux, parfois trois scientifiques donnent leur avis éclairé sur le manuscrit. Ces scientifiques ne sont pas plus experts que ceux qui vont lire l’article lorsqu’il sera publié (je parle bien sûr de la communauté scientifique et pas du grand public). Le fait qu’un article soit publié dans un journal ne dit pas grand chose en soi de la réception des résultats par la communauté ; lorsqu’un article est rejeté d’un journal, il est resoumis ailleurs. La publication finale n’atteste absolument pas d’un consensus scientifique. Par ailleurs, lorsqu’il s’agit d’études empiriques, les relecteurs n’ont pas en réalité la possibilité de vérifier les résultats, et notamment de vérifier s’il n’y a pas eu de fraude. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est vérifier que les méthodes employées semblent appropriées, et que les interprétations semblent sensées (deux points souvent sujets à débat). Pour valider les résultats (mais pas les interprétations), il faudrait au minimum pouvoir refaire les expériences en question, ce qui suppose le temps et l’équipement nécessaire. Ce travail indispensable est fait (ou tenté), mais il n’est pas fait au moment de la publication, ni commissionné par le journal. Il est fait après publication par la communauté scientifique. Le travail de « vérification » (mot inapproprié car il n’y a pas de vérité absolue en science, ce qui la distingue justement de la religion) est le travail de fond de la communauté scientifique, ce n’est pas le travail ponctuel du journal.
C’est cette idée reçue qu’il faut déconstruire : que le travail de revue interne au journal « valide » d’une certaine manière les résultats scientifiques. Ce n’est pas le cas, cela n’a jamais été le cas, et cela ne peut pas être le cas. La validation scientifique est la nature même de l’entreprise scientifique, qui est un travail collectif et de longue haleine. On ne peut pas lire un article et conclure « c’est vrai »; il faut pour cela l’intégrer dans un ensemble de connaissances scientifiques, confronter l’interprétation à des points de vue différents (car toute interprétation requiert un cadre théorique).
C’est justement cette idée reçue que les journaux prestigieux tentent au contraire de consolider. Il faut y résister. L’antidote est de rendre public et transparent le débat scientifique, qui actuellement reste souvent confiné aux couloirs des laboratoires et des conférences. On prétend que la relecture par les pairs valide les résultats scientifiques, mais ces rapports ne sont la plupart du temps pas publiés ; et quid des rapports non publiés lorsque l’article est rejeté par un journal ? Comment savoir alors ce qu’en pense la communauté ? Il faut au contraire rendre public le débat scientifique. C’est par exemple l’ambition de sites comme PubPeer, qui a mis à jour un certain nombre de fraudes, mais qui peut être utilisé simplement pour le débat scientifique de manière générale. Plutôt que de conditionner la publication à un accord confidentiel de scientifiques anonymes, il faut au contraire inverser ce système : publier l’article (c’est en fait déjà le cas par la prépublication), puis solliciter les avis de la communauté, qui seront également publiés, argumentés, discutés par les auteurs et le reste de la communauté. C’est ainsi que les scientifiques, mais également le plus grand public, pourront obtenir un vision plus juste de la valeur scientifique des articles publiés. La revue par les pairs est un principe fondamental de la science, oui, mais pas celle effectuée dans la confidence par les journaux, celle au contraire effectuée au grand jour et sans limite de temps par la communauté scientifique.
Merci pour cet article!
Je suis totalement d'accord avec la plupart de vos idées. Cependant, si on publie tout ce que l'on fait, et essayé d'ouvrir une discussion sur tout ce que l'on fait, n'avez vous pas peur qu'il y ait trop de bruit, trop de choses à lire et à suivre pour une seule personne ?
Les journaux, en rejetant certains articles filtrent l'information et pourtant nous sommes déjà submergé d'information...
Pour compléter vos idées, je pensais à un système basé sur des modèles computationelles (exprimées en ligne de codes), génératif (recréent un comportement à partir de stimulus d'entrée), encyclopédiques (regroupe les résultats de la littérature en un seul endroit) et integratifs (réfléchit sur comment les résultats de la littérature peuvent ou ne peuvent pas être expliquer quand ils sont considérés ensembles).
Ces modèles encyclopédiques remplaceraient les journaux. N'importe quels résultats (ou "non résultats") serait regroupés et discutés pour savoir comment ils changent ou confirment certaines parties du modèle. Les résultats seraient regroupé par catégories / parties du modèle pour faciliter la recherche bibliographique et savoir quelles parties requiert le plus d'attention.