Quelle est la part de l’inné et de l’acquis dans l’intelligence, ou plus généralement dans les facultés cognitives ? C’est une question très controversée, en particulier parce qu’elle a une grande portée politique : l’éducation est-elle importante, ou bien tout est-il prédéterminé par nos gènes ? Il est évident que dans le second cas, investir dans l’éducation semble vain ; il devrait plutôt s’agir de faire de la sélection et de l’orientation que de l’éducation.
Il existe une littérature scientifique abondante sur ce sujet, malheureusement ses résultats sont souvent mal interprétés et déformés par des idéologues. Prenons l’exemple d’une récente tribune de l’essayiste Laurent Alexandre dans l’Express :
« 64% de nos différences de capacité de lecture sont génétiques ; l’école et la famille n’ont malheureusement qu’un rôle marginal face à nos chromosomes ».
Je vais supposer que la première assertion est correcte et bien établie scientifiquement. La conclusion est non seulement fausse, mais absurde. Revenons quelques siècles en arrière. Génétiquement, la population était sensiblement la même qu’aujourd’hui. Mais peu de gens apprenaient à lire, donc peu de gens savaient lire. Par conséquent, oui, l’éducation et la famille ont un rôle déterminant dans les capacités de lecture. Par ailleurs, si l’on avait fait la même étude sur la population de l’époque, on aurait trouvé non pas 64% mais une proportion bien plus faible de déterminisme génétique, puisque les capacités de lecture étaient en premier lieu déterminées par la possibilité d’apprendre à lire. Inversement, si l’éducation était la même pour toute, par exemple si on avait institué une école publique pour tous avec des programmes nationaux strictement appliqués de manière uniforme, eh bien on trouverait que très peu de différences de quoi que ce soit sont expliquées par l’éducation, puisque ce ne serait pas un facteur variable.
Une assertion du type « 64% des différences de capacité de lecture sont génétiques » est une mesure contextuelle, qui reflète en grande partie la variabilité de chacun des facteurs. En aucun cas elle n’indique un rôle causal faible pour l’éducation ou l’environnement familial. Elle peut tout aussi bien indiquer une certaine homogénéité de l’éducation reçue. Tout ce qu’elle indique, tout ce qu’indique cette littérature en général, c’est que les facultés cognitives sont influencées par des facteurs à la fois génétiques et environnementaux.
Etant donné que l’on ne sait pas lire spontanément mais uniquement après l’avoir appris, il faut une certaine dose d’aveuglement idéologique pour prétendre que l’école y joue un « rôle marginal ». Certes, il faut aussi avoir un cerveau pour pouvoir lire, d’où les facteurs génétiques. Par exemple, un ver de terre ne sait pas lire. Rien n’indique cependant que ces « 64% » de variation d’origine génétique concernent le cerveau. Il faut aussi des yeux pour pouvoir lire, par exemple. Des difficultés de lecture liés à un problème ophtalmologique d’origine génétique seront comptées dans ce total. De même, si (expérience de pensée) l’éducation des enfants étaient biaisée en fonction de facteurs physiques d’origine génétique, alors ce biais apparaîtrait également comme facteur génétique. Ce n’est sans doute pas ce que l’on veut dire par « facteur génétique des capacités de lecture », mais c’est quand même ce qui est mesuré.
La question qui a un intérêt politique, ce n’est pas : quelle part de la variabilité des capacités de lecture dans un contexte éducatif et socioculturel donné peut être expliqué par des variations génétiques (neurogénétiques ou non, purement biologiques ou conditionnés à des facteurs socioculturels) mais plutôt : dans quelle mesure améliorer l’éducation peut-il améliorer les capacités de lecture ? Pour répondre, on peut faire appel à l’histoire plutôt qu’à la génétique, et la conclusion est sans appel : historiquement, plus de gens ont su lire lorsqu’on leur a enseigné la lecture.
En résumé, oui l’éducation a un rôle majeur dans les capacités cognitives comme la lecture, et la science ne dit pas le contraire. Evidemment.