Dans ce texte, j’essaie d’expliquer quelques concepts simples concernant la dynamique et le contrôle d’une épidémie. Je l’écris bien sûr en pensant à l’épidémie de Covid-19, mais la plupart des concepts sont généraux. En préambule, je tiens à préciser que je ne suis ni médecin ni épidémiologiste, donc je ne parlerai pratiquement pas des aspects purement médicaux, ni de subtilités d’épidémiologie, mais simplement de quelques notions générales. Ma spécialité est la modélisation de phénomènes dynamiques en biologie, en l’occurrence en neurosciences. Merci donc aux collègues compétents d’apporter des précisions ou corrections éventuelles, ou des références pertinentes.
Quelques remarques préliminaires sur les statistiques
Avant de commencer les explications, je voudrais tout d’abord inviter le lecteur à la prudence quant à l’interprétation des statistiques, en particulier des statistiques de mortalité. A l’heure où j’écris ces lignes, on estime qu’environ 15% de la population française a été infectée. Autrement dit, l’épidémie est débutante. Les statistiques de mortalité ne sont donc pas un « bilan » de l’épidémie, mais des statistiques sur une épidémie en cours. Comparer avec le bilan d’épidémies passées, ou d’autres causes de mortalité, n’a donc pas beaucoup de sens (éventuellement, on pourrait multiplier par 5 ces statistiques pour avoir un ordre d’idée).
Deuxièmement, la mortalité d’une maladie ne dépend pas que du virus. Elle dépend aussi de la personne malade. Un facteur majeur est l’âge, et il faut donc prendre cela en compte lorsque l’on compare des pays de démographies très différentes. En première approximation, le risque de décès de la Covid-19 augmente avec l’âge de la même manière que le risque de décès hors Covid. On peut voir cela comme le fait que les jeunes sont peu à risque, ou bien que toutes les classes d’âge voient leur risque de décès dans l’année augmenter d’un même facteur. Quoi qu’il en soit, avec ce type de profil de mortalité, l’âge moyen ou médian au décès n’est pas très informatif puisqu’il est le même avec et sans infection.
Troisièmement, la mortalité d’une maladie dépend aussi de la prise en charge. En l’occurrence, la Covid-19 se caractérise par un fort taux d’hospitalisation et de réanimation. La mortalité observée en France jusqu’à présent correspond à celle d’un système de soin qui n’est pas saturé. Naturellement, elle serait bien plus élevée si l’on ne pouvait pas procurer ces soins, c’est-à-dire si l’épidémie n’était pas contrôlée, et la mortalité se déplacerait également vers une population plus jeune.
Enfin, il va de soi que la gravité d’une maladie ne se réduit pas à sa mortalité. Une hospitalisation n’est généralement pas anodine, et les cas moins sévères peuvent avoir des séquelles à long terme.
Le taux de reproduction
Un virus est une entité qui peut se répliquer dans un hôte et se transmettre à d’autres hôtes. Contrairement à une bactérie qui est une cellule, un virus n’est pas à proprement parler un organisme, c’est-à-dire qu’il dépend totalement de l’hôte pour sa survie et sa reproduction. Par conséquent, pour comprendre la dynamique d’une épidémie virale, il faut s’intéresser au nombre d’hôtes infectés et à la transmission entre hôtes.
Un paramètre important est le taux de reproduction (R). C’est le nombre moyen de personnes qu’une personne infectée va contaminer. On voit que l’épidémie se développe si R>1, et s’éteint si R<1. A chaque transmission, le nombre de cas est multiplié par R. Ce taux de reproduction ne dit pas à quelle vitesse l’épidémie se développe, car cela dépend du temps d’incubation et de la période de contagiosité. C’est en fait un paramètre qui est surtout intéressant pour comprendre le contrôle de l’épidémie. Par exemple, si R = 2, alors on peut contrôler l’épidémie en divisant par deux le nombre de ses contacts.
Comme le nombre de cas est multiplié par un certain facteur à chaque épisode de contamination, une épidémie a typiquement une dynamique exponentielle, c’est-à-dire que c’est le nombre de chiffres qui augmente régulièrement. Cela prend autant de temps de passer de 10 à 100 cas que de 100 à 1000 cas, ou de 1000 à 10 000 cas. La dynamique est donc de nature explosive. C’est pourquoi la quantité à suivre avec attention n’est pas tant le nombre de cas que ce taux de reproduction : dès que R>1, le nombre de cas peut rapidement exploser et il faut agir vite.
Naturellement, ce raisonnement suppose que la population n’a pas été déjà infectée. Si une proportion p de la population est immunisée (infectée ou vaccinée), alors chaque personne infectée va contaminer en moyenne un nombre de personnes R x (1-p). L’épidémie va donc s’arrêter quand ce nombre descend en-dessous de 1, c’est-à-dire p > 1- 1/R. Par exemple, avec R = 3, l’épidémie s’arrête quand les 2/3 de population sont immunisés.
Ceci nous dit également l’impact de la vaccination en cours sur le contrôle de l’épidémie. Par exemple, à l’heure où j’écris ces lignes (22 février 2021), environ 2% de la population a été vaccinée (4% a reçu la première dose). Cela contribue donc à diminuer R de 2% (par exemple de 1.1 à 1.08). Il est donc clair que la vaccination n’aura pas d’effet important sur la dynamique globale avant plusieurs mois.
Il est important de comprendre que ce taux de reproduction n’est pas une caractéristique intrinsèque du virus. Il dépend du virus, mais également de l’hôte qui peut être plus ou moins contagieux (on a parlé par exemple des « superspreaders »), d’aspects comportementaux, de mesures de protection (par exemple les masques). Ce taux n’est donc pas forcément homogène dans une population. Par exemple, il est vraisemblable que le R soit supérieur chez les jeunes actifs que chez les personnes âgées.
Peut-on isoler une partie de la population ?
Est-il possible de préserver la population la plus fragile en l’isolant du reste de la population, sans contrôler l’épidémie ? Cette hypothèse a été formulée plusieurs fois, bien que très critiquée dans la littérature scientifique.
On peut comprendre assez facilement que c’est une idée périlleuse. Isoler une partie de la population a un impact quasi nul sur le taux de reproduction R, et donc la dynamique de l’épidémie est inchangée. Il faut bien garder à l’esprit que contrôler une épidémie pour qu’elle s’éteigne suppose simplement de faire en sorte que R<1, de façon à ce que le nombre de cas décroisse exponentiellement. Ainsi pendant le confinement strict de mars 2020, le taux était d’environ R = 0.7. C’est suffisant pour que l’épidémie s’éteigne, mais il n’en reste pas moins qu’une personne infectée continue à contaminer d’autres gens. Par conséquent, à moins de parvenir à isoler ces personnes fragiles beaucoup plus strictement que lors du premier confinement (ce qui semble douteux étant donné qu’il s’agit pour partie de personnes dépendantes), l’épidémie dans cette population va suivre l’épidémie dans la population générale, avec la même dynamique mais dans une version un peu atténuée. Autrement dit, il semble peu plausible que cette stratégie soit efficace.
Les variants
Un virus peut muter, c’est-à-dire que lorsqu’il se réplique dans un hôte, des erreurs sont introduites de sorte que les propriétés du virus changent. Cela peut avoir un impact sur les symptômes, ou sur la contagiosité. Naturellement, plus il y a d’hôtes infectés, plus il y a de variants, c’est donc un phénomène qui survient dans des épidémies non contrôlées.
Supposons que R = 2 et qu’un variant ait un taux R = 4. Alors à chaque transmission, le nombre de cas du variant relatif au virus original est multiplié par 2. Au bout de 10 transmissions, le variant représente 99.9% des cas. Ceci reste vrai si des mesures restrictives réduisent la transmission (par exemple R=2/3 et R=4/3). Après ces 10 transmissions, le R global est celui du variant. Par conséquent, c’est le nombre de cas et le R du variant plus contagieux qui déterminent le nombre de cas et la dynamique à moyen terme (c’est-à-dire quelques semaines). Le nombre de cas du virus original et même le nombre de cas globaux sont essentiellement insignifiants.
Cela signifie que l’on peut être dans une dynamique explosive alors même que le nombre de cas diminue. Pour savoir si l’épidémie est sous contrôle, il faut regarder le R du variant le plus contagieux. A l’heure où j’écris, on est précisément dans la situation où le virus original est encore dominant avec R<1 et les variants ont un R>1, ce qui signifie que malgré une diminution globale des cas, on est dans une dynamique explosive qui sera apparente dans le nombre global de cas lorsque les variants seront dominants.
Le contrôle épidémique
Contrôler l’épidémie signifie faire en sorte que R<1. Dans cette situation, le nombre de cas diminue exponentiellement et s’approche de 0. Il ne s’agit pas nécessairement de supprimer toute transmission mais de faire en sorte par une combinaison de mesures que R soit plus petit que 1. Ainsi, passer de R = 1.1 à 0.9 suffit pour passer d’une épidémie explosive à une extinction de l’épidémie.
Naturellement, la mesure la plus sûre pour éteindre l’épidémie est d’empêcher toute relation sociale (le « confinement »). Mais il existe potentiellement de nombreuses autres mesures, et idéalement il s’agit de combiner plusieurs mesures à la fois efficaces et peu contraignantes, le confinement pouvant être utilisé en dernier recours lorsque ces mesures ont échoué. La difficulté est que l’impact d’une mesure n’est pas précisément connu pour un virus nouveau.
Ces connaissances sont cependant loin d’être négligeables après un an d’épidémie de Covid-19. On sait par exemple que le port du masque est très efficace (on s’en doutait déjà, étant donné que c’est une infection respiratoire). On sait que le virus se propage par projection de gouttelettes et par aérosols. On sait également que les écoles et les lieux de restauration collective sont des lieux importants de contamination. Cette observation peut conduire à fermer ces lieux, mais on pourrait alternativement les sécuriser par l’installation de ventilation et de filtres (investissement qui pourrait d’ailleurs être synergique avec un plan de rénovation énergétique).
Il y a deux grands types de mesures. Il y a des mesures globales qui s’appliquent aux personnes saines comme aux porteurs du virus, comme le port du masque, la fermeture de certains lieux, la mise en place du télétravail. Le coût de ces mesures (au sens large, c’est-à-dire le coût économique et les contraintes) est fixe. Il y a des mesures spécifiques, c’est-à-dire qui sont déclenchées lorsqu’il y a un cas, comme le traçage, la fermeture d’une école, le confinement local. Ces mesures spécifiques ont un coût proportionnel au nombre de cas. Le coût global est donc une combinaison d’un coût fixe et d’un coût proportionnel au nombre de cas. Par conséquent, il est toujours plus coûteux de maîtriser une épidémie lorsque le nombre de cas est plus grand (choix qui semble pourtant avoir été fait en France après le deuxième confinement).
Le « plateau »
Une remarque importante : les mesures ont un impact sur la progression de l’épidémie (R) et non directement sur le nombre de cas. Cela signifie que si l’on sait maintenir un nombre de cas haut (R=1), alors on sait tout aussi bien (avec les mêmes mesures), maintenir un nombre de cas bas. Avec un petit effort supplémentaire (R=0.9), on peut supprimer l’épidémie.
Avoir comme objectif la saturation hospitalière n’a donc pas particulièrement d’intérêt, et est même un choix plus coûteux que la suppression. Il existe une justification à cet objectif, la stratégie consistant à « aplatir la courbe », qui a été suggérée au début de l’épidémie. Il s’agit de maximiser le nombre de personnes infectées de façon à immuniser rapidement toute la population. Maintenant qu’il existe un vaccin, cette stratégie n’a plus beaucoup de sens. Même sans vaccin, infecter toute la population sans saturer les services hospitaliers prendrait plusieurs années, sans parler naturellement de la mortalité.
La suppression de l’épidémie
Comme remarqué précédemment, il est plus facile de maîtriser une épidémie faible que forte, et donc une stratégie de contrôle doit viser non un nombre de cas « acceptables », mais un taux de reproduction R<1. Dans cette situation, le nombre de cas décroît exponentiellement. Lorsque le nombre de cas est très bas, il faut prendre en compte les cas importés. C’est-à-dire que sur une période de contamination, le nombre de cas va passer non plus de n à R x n mais de n à R x n + I, où I est le nombre de cas importés. Le nombre de cas va donc se stabiliser à I/(1-R) (par exemple, 3 fois le nombre de cas importés si R = 2/3). Si l’on veut diminuer encore le nombre de cas, il devient alors important d’empêcher l’importation de nouveaux cas (tests, quarantaine, etc).
Lorsque le nombre de cas est très bas, il devient faisable d’appliquer des mesures spécifiques très poussées, c’est-à-dire pour chaque cas. Par exemple, pour chaque cas, on isole la personne, et l’on teste et on isole toutes les personnes susceptibles d’être également porteuses. Non seulement on identifie les personnes potentiellement contaminées par la personne positive, mais on recherche également la source de la contamination. En effet, si l’épidémie est portée par des événements de supercontamination (« clusters »), alors il devient plus efficace de remonter à la source de la contamination puis de suivre les cas contacts.
A faible circulation, comme on dispose de ces moyens supplémentaires pour diminuer la transmission, il devient possible de lever certains moyens non spécifiques (par exemple le confinement général ou autres restrictions sociales, les fermetures d’établissements et même le port du masque). Pour que les moyens spécifiques aient un impact important, un point clé est que la majorité des cas puissent être détectés. Cela suppose des tests systématiques massifs, par exemple en utilisant des tests salivaires, des drive-in, des tests groupés, des contrôles de température. Cela suppose que les personnes positives ne soient pas découragées de se tester et s’isoler (en particulier, en maintenant les revenus). Cela suppose également un isolement systématique en attente de résultat pour les cas suspectés. Autrement dit, pour avoir une chance de fonctionner, cette stratégie doit être appliquée de manière la plus systématique possible. L’appliquer sur 10% des cas n’a pratiquement aucun intérêt. C’est pourquoi elle n’a de sens que lorsque la circulation du virus est faible.
Il est important d’observer que dans cette stratégie, l’essentiel du coût et des contraintes est porté par le dispositif de test, puisque le traçage et l’isolement ne se produisent que lorsqu’un cas est détecté, ce qui idéalement arrive très rarement. Si elle demande une certaine logistique, c’est en revanche une stratégie économique et peu contraignante pour la population.
Quand agir ?
J’ai expliqué que maintenir un niveau élevé de cas est plus coûteux et plus contraignant que maintenir un niveau faible de cas. Maintenir un niveau très faible de cas est encore moins coûteux et contraignant, bien que cela demande plus d’organisation.
Bien entendu, pour passer d’un plateau haut à un plateau bas, il faut que l’épidémie décroisse, et donc transitoirement appliquer des mesures importantes. Si l’épidémie n’est pas contrôlée – et je rappelle que cela est le cas dès lors qu’un variant est en croissance (R>1) même si le nombre global de cas décroît – ces mesures vont devoir être appliquées à un moment donné. Quand faut-il les appliquer ? Est-il plus avantageux d’attendre le plus possible avant de le faire ?
Ce n’est clairement jamais le cas, car plus on attend, plus le nombre de cas augmente et donc plus les mesures restrictives devront être appliquées longtemps avant d’atteindre l’objectif de circulation faible, où des mesures plus fines (traçage) pourront prendre le relais. Cela peut sembler contre-intuitif si le nombre de cas est en décroissance mais c’est pourtant bien le cas, parce que le nombre de cas à moyen terme ne dépend que du nombre de cas du variant le plus contagieux, et non du nombre de cas global. Donc, si le variant le plus contagieux est en expansion, attendre ne fait qu’allonger la durée des mesures restrictives.
De combien ? Supposons que le nombre de cas du virus (le variant le plus contagieux) double chaque semaine, et que les mesures restrictives divisent le nombre de cas par 2 en une semaine. Alors attendre une semaine avant de les appliquer allongent ces mesures d’une semaine (j’insiste : allongent, et non simplement décalent). Dans l’hypothèse (plus réaliste) où les mesures sont un peu moins efficaces, chaque semaine d’attente augmente la durée des mesures d’un peu plus d’une semaine.
Il est donc toujours préférable d’agir dès que R>1, de façon à agir le moins longtemps possible, et non pas d’attendre que le nombre de cas augmente considérablement. La seule justification possible à l’attente pourrait être une vaccination massive qui laisserait espérer une décroissance de l’épidémie par l’immunisation, ce qui n’est manifestement pas le cas dans l’immédiat.
Quelques liens pertinents:
- Un appel européen pour la stratégie Zero Covid.
- Un appel français.
- Un article dans le Lancet.